Friday, October 07, 2005

La psychiatrie française et francophone entre l’héritage psychanalytique et la nouvelle biologie de la conscience et des comportements.

Le débat ayant actuellement cours entre d’un côté, la majorité des praticiens de la psychiatrie en France et une partie des psychiatres francophones au Québec et d’un autre côté, les tenants d’une approche scientifique de la psychiatrie, est en train de se transformer en un affrontement publique ouvert. Les opinions sont surtout radicalisées en France. Les lecteurs du journal Le Monde inondent chacun des articles de commentaires extrêmement négatifs pour la psychiatrie biologique. Cet affrontement oppose deux visions du fait mental et de ses pathologies, différentes par beaucoup d’aspects; conceptuels, méthodologiques, sociaux et professionnels. En une année, de septembre 2004 à octobre 2005, au moins une vingtaine d’articles faisant état de cet affrontement sont publiés dans le seul journal français Le Monde (Lire notamment :Querelle publique autour de l'identité de la psychiatrie,22.06.05). En 2005 aussi, un numéro spécial de Santé mentale au Québec ouvre ses pages à ce débat sous le titre :Où va la psychiatrie ?

L’affrontement devient publique lorsque l’INSERM (institut national de la santé et de la recherche médicale en France) rend publique un rapport au ministère de la santé évaluant les différentes prises en charge thérapeutiques en psychiatrie. Ce rapport, demandé par le ministère dans le cadre d’un plan visant à donner un cadre réglementaire aux différentes approches psychothérapeutiques, reconnaît la supériorité, en terme d’efficacité, de la thérapie cognitivo-comportementale (TCC) sur deux autres thérapies dont la psychanalyse. La fureur des psychanalystes est sans pareil à tel point que le chef de file de l’école de la cause freudienne (école lacanienne), Jacques-Alain Miller, gendre de Jacques Lacan, obtient du ministre de la santé le retrait du rapport du site du ministère, un an après sa publication. Des psychiatres, réunis dans un collège de psychiatrie, rejoignent le mouvement de protestation des psychanalystes. Ils refusent les approches TCC basées sur des données scientifiques qui considèrent les pathologies mentales comme des troubles originant de certaines composantes du comportement qui ont des bases biologiques et prônent une approche holiste des pathologies mentales basée sur la notion de Sujet et sur l’observation clinique du Sujet dans sa totalité (Le Monde, Querelle publique autour de l'identité de la psychiatrie, 22.06.05).

Dès octobre 2004, des psychiatres et des psychanalystes accusent le rapport de l’INSERM de biais méthodologiques. Le point central de ces biais serait lié au fait que les TCC sont facilement évaluables car elles ciblent des symptômes discrets et circonscrits alors que les thérapies psychodynamiques ou psychanalytiques ne le sont pas car elles se donnent pour but de soigner la souffrance ou le mal-être du Sujet dans sa totalité. Comme la science est incapable d’aborder le sujet dans sa totalité, certains psychanalystes québécois, Appollon, Bergeron et Cantin somment leurs collègues de 'choisir entre la science et la clinique'. Ils n'hésitent pas à mettre en doute l’éthique de l'approche scientifique en prétextant qu'elle ne s’intéresse pas au Sujet.

La médecine s’est toujours placée aux confluences des sciences biologiques et humaines et le fait mental n’est pas une exception. Le fait de traiter une appendicite avec une chirurgie ne constitue, à mes yeux, aucune négation du Sujet ni de sa souffrance, bien au contraire. Tout comme le fait de considérer une pathologie mentale comme la manifestation d’un désordre partiel et de le traiter comme la manifestation d’un dysfonctionnement partiel lié à une composante biologique déterminée, ne constitue aucunement une négation du Sujet et de sa souffrance qui est une manifestation globale du désordre.

Pour donner un exemple, il n’y a rien de plus holiste que la douleur physique et pourtant les chercheurs ont pu isoler dans la douleur deux composantes, une sensitive, purement physique et quantifiable et une émotive plus subjective. Il existe de plus des structures et des mécanismes dans le système nerveux central qui assurent les interactions entre ces deux dimensions, objective et subjective de la douleur. Ceci montre que même la complexité de la douleur peut être circonscrite au seul niveau biologique. Y-a-t-il là une négation de la personne ou du Sujet ? Non.

Les approches scientifiques offrent une meilleure compréhension qui nous oblige à une révision de nos connaissances, à une reclassification et une recatégorisation des phénomènes observés. Ce sont potentiellement des approches sans limites. Ironiquement, les psychanalystes considèrent que les approches scientifiques de la psychiatrie sont limitées car elles n’offrent pas une compréhension du Sujet dans sa totalité. Les approches scientifiques ne sont pas limitées, elles sont partielles. Potentiellement, elles sont limitées par le temps car nos caonnaissances changent dans le temps. On ne peut formuler une théorie du tout, surtout d’un tout complexe, en peu de temps. On est contraint par les faits et par la somme de connaissances disponibles à un moment donné.

En ce qui concerne les bases biologiques des phénomènes mentaux, les vingt dernières années ont été fructueuses. Certains phénomènes comme la mémoire, ayant subi une réduction poussée, ont suscité tellement de recherches que celles-ci peuvent aujourd’hui prétendre à contribuer à une théorie systémique de la mémoire (Squire and kandel, Memory, from mind to molecules, 1998, Sci. Am. library).

J’aimerais faire ici la différence entre holisme et systémisme. Le holisme considère le phénomène dans sa totalité mais dans son apparence; il reste essentiellement herméneutique et superficiel. Par contre, le systémisme considère le phénomène à la fois dans ses parties et dans son ensemble. Il base son jugement de l’ensemble sur des éléments de réalité et non de perception. Donc, il n'est pas vrai qu'il n'y a pas dans la psychiatrie biologique une idée du Sujet dans sa totalité. Cette idée existe et est défendue par beaucoup de théoriciens de la biologie de la conscience dont Antonio Damasio mais elle est différente de celle qui nous est léguée par la psychanalyse et l'herméneutique.

Les psychiatres français et francophones ne semblent pas avoir assimilé les transformations profondes que les théories biologiques de la conscience apportent à la notion même de Sujet. De plus, leur apprentissage et leur formation clinique reposent encore sur un malentendu né d'une confrontation entre des pratiques d'observation clinique ayant comme fond théorique la psychanalyse et des pratiques de traitement et de prescription ayant recours aux médicaments pour soulager certains symptômes. Le fait que l'approche psychodynamique ait utilisé les médicaments sans leur accorder de statut explicatif dans la manifestation de la maladie explique en partie pourquoi la médicalisation de la psychiatrie est mal perçue. En effet, le médicament n'y constitue qu'une simple amélioration des méthodes barbares qui ont caractérisé les premiers temps de la psychiatrie biologique.

La compréhension de la dimension biologique du phénomène mental se complique encore pour les psychanalystes par le fait que la classification des troubles mentaux présentée dans le DSM se proclame athéorique et statistique. Sans analyse plus approfondie, ils en concluent à une approche normative ignorant la spécificité du Sujet. En fait, l'approche DSM se fonde sur la validité statistique des associations de comportements observables reconnus commes source de souffrance pour le sujet dans une même entité clinique et sur le caractère reconnaissable et distinct des ces entités cliniques. Elle ne fait qu'exceptionnellement référence au normal, en se focalisant sur la classification des symtômes psychiatriques en troubles de pathologie mentale bien définis. Mais si la classification des troubles mentaux se veut uniquement statistique, sans théorie sous-jacente, il est évident que les approches explicatives et que les traitements qui découlent d'une telle démarche diagnostique s'inspirent quant à elles de multiples courants théoriques provenant des sciences biologiques, psychologiques, sociales et humaines. Le fait même que la définition des entités cliniques n'est pas le résultat d'une approche théorique permet d'aborder dans un deuxième temps l'étude de ces entités cliniques dans différents cadres théoriques, chacun apportant à la fois une explication biologique et réductioniste du trouble et des propositions thérapeutiques. Ces hypothèses sont testables et la finalité de l'approche initialement athéorique du DSM est bien de pouvoir présenter dans un temps ultérieur une classification des maladies psychiatriques basées sur des théories étiologiques et thérapeutiques, mais surtout sur des preuves fournies par les sciences biologiques et les sciences de l'homme. Un exemple de cette évolution se retrouve dans les changements d'appelation entre la DSM II (1968) qui introduit le trouble hyperkinétique de l'enfance et le DSM III (1980) qui définit le trouble déficitaire de l'attention, avec ou sans hyperactivité, comme dans les versions suivantes (DSM III-R, 1987; DSM IV, 1994), parce que les problèmes d'attention étaient considérés comme sous-jacents au trouble mental considéré. La dissociation entre la démarche diagnostique athéorique dans le DSM auquel se réfère la psychiatrie biologique et les bases théoriques multiples des traitements qui naissent de cette démarche, biologiques, interventions psychologiques, comportementales et sociales, est donc cruciale. Tout d'abord, la démarche diagnostique dans le DSM permet d'identifier des composantes spécifiques dans la complexité du phénomène mental qui seront ciblées par le traitement. Le traitement quant à lui se réalise sur fond théorique étiologique emprunté à la fois aux sciences biologiques et aux sciences de l'homme, dépendant des composantes identifiées par la démarche diagnostique, et peut conduire sur la base des résultats obtenus à une révision des classifications diagnostiques. La toile de fond des interventions est constituée par les connaissances courantes en sciences biologiques, psychologiques et sociales à une époque déterminée. La démarche diagnostique du DSM permet une objectivité dans l'identification des composantes de la maladie tout en facilitant la complémentarité et la multimodalité dans le traitement nées du fractionnement même du phénomène mental, pour le bien du Sujet. Cette démarche est clairement différente de l'approche de la psychiatrie psychanalytique qui, parce qu'elle veut comprendre le phénoméne mental dans son apparente totalité et se refuse à en analyser les multiples composantes, a souvent tendance à considérer le traitement médicamenteux à la fois comme un mal indispensable et comme une réduction du phénomène mental isolée des autres perspectives scientifiques de ce phénomène, psychologiques et sociales.

J’ai contribué à une réponse à ces psychanalystes pour montrer les limites, non de l’approche scientifique en psychiatrie, comme ils le prétendent, mais de l’approche psychanalytique. En effet, l’approche scientifique en psychiatrie suit de près les progrès des sciences du cerveau et de la conscience ainsi que les transformations sociales provoquées par ces sciences, alors que la caractéristique principale de l’approche psychanalytique est d’être liée à un contexte scientifique et social qui date d’il y a plus de cent ans qui résiste à l’évaluation, à la reclassification et aux progrès scientifiques. Alors que nos conceptions du Sujet changent sous l’effet du progrès de la science et des connaissances[1], l'approche psychanalytique se proclame la gardienne du Sujet pour mieux le figer. En faisant, elle ne tend qu’à se sauvegarder elle-même d'une disparition qui de toute façon est de plus en plus manifeste au niveau international.

La psychiatrie française et francophone est à une croisée décisive de chemins. Ou bien elle renonce à une conception dualiste et idéaliste du phénomène mental et elle se transforme en science médicale et humaine capable d’anticiper, d’accompagner et de corriger l’impact social du progrès des sciences du cerveau - car les applications de ces sciences nécessitent une implication de la part des psychiatres - ou bien elle s’accroche à la psychanalyse et à l'idée de plus en plus anachronique que cette discipline offre du Sujet et elle se retranchera dans le champs sans cesse diminuant des pathologies les plus complexes et les moins connues, laissant aux autres disciplines médicales le soin de s’occuper d'un nombre toujours croissant de pathologies du mental. D’autres crises sont donc en perspective.

[1] Certains diront que ces changements ne sont pas pour le mieux mais il nous appartient de les exploiter pour notre bien et d’être les acteurs du changement plutôt que de le subir de l’extérieur tout en le critiquant et en condamnant les sciences qui l’ont provoqué.

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