Saturday, January 28, 2006

Les garçons et l'école: Que sont nos hommes devenus ?

Les élèves chahuteurs du magnifique 'Zéro de conduite' de Jean Vigo, l'écolier charmeur, menteur et espiègle des '400 coups' de François Truffaut, ceux qu'on imagine étourdis, bagarreurs et volontiers téméraires de Paris et sa région dans l'album de Robert Doisneau 'Les doigts pleins d'encre' constituent, pour la génération qui a connu la démocratisation de l'enseignement, autant de tableaux vivants du quotidien de l'école et de l'écolier des années qui ont précédé les transformations sociales de l'après mai 68. Une caractéristique générale de l'école semble émerger de ces tableaux: le fait que le chahutage et les attitudes espiègles, contraires aux règles et à une discipline totale, étaient socialement acceptées comme marques du comportement des garçons dans le milieu scolaire. Que s'est-il donc passé pour que les garçons, autrefois servant de norme et de référence à ce qui pourrait être défini comme une acceptation sociale du milieu scolaire, en soient devenus aujourd'hui le problème ? Car il semble que les problèmes des garçons à l'école sont intimement liés à des questions d'attitude plutôt qu'à une question de capacité intellectuelle.

Démocration et libéralisation de l'école

La libéralisation de la société après mai 68 ne fut pas un événement uniquement français. Dans le monde francophone, le Québec a connu un mouvement socio-politique similaire, tandis que dans le reste des pays développés, des transformations sociales identiques furent amenées de manières différentes; le mouvement anti-guerre aux États-Unis, le mouvement rock et la contestation croissante de la monarchie en Grande Bretagne peuvent être perçus comme des répliques de mai 68. Tous ces mouvements de la fin des années soixante dans les pays développés ont conduit, entre autres, à la démocratisation de l'école qui est apparue comme une suite logique de la démocratisation de l'enseignement. La démocratisation de l'enseignement est le processus par lequel l'état et la société ont voulu amener plus d'enfants dans le système scolaire et dans le processus de la réussite scolaire tandis que la démocratisation de l'école est un processus psychosocial par lequel l'ouverture de l'école et la libéralisation de la société ont conduit à des rapports maître-élève, parent-élève et parent-maître moins formels (moins teintés de respect affiché et de distance psychologique).

Les deux démocratisations, même si elles nécessitent des réformes au sein de l'institution scolaire, n'ont cependant pas le même impact sur le vécu du processus d'apprentissage de l'enfant et de l'élève. La démocratisation de l'enseignement a eu beaucoup d’impact sur les réformes pédagogiques et très peu sur les rapports des acteurs dans le processus d'apprentissage. A l'inverse, la démocratisation de l'école, phénomène spontané et moins visible, a eu jusqu'à maintenant très peu d'impact sur les réformes scolaires tout en ayant un grand impact sur les rapports réciproques maître-élève-parent, rapports dont l'élève est le centre.

Changement de référentiel

A partir des années 80 émerge une nouvelle préoccupation pour les éducateurs, le phénomène de la moindre performance scolaire des garçons. Les hypothèses abondent pour expliquer ce phénomène. On a accusé l'école d'être devenue intolérante aux comportements des garçons, d’être inadaptée aux garçons et mieux adaptée aux filles. On a dit que les classes surchargées ne permettaient plus aux professeurs de prendre en compte les besoins spéciaux de certains élèves. On a dit que la société de marché mettait une pression indue sur les garçons pour une réussite économique conditionnée par la réussite scolaire par un glissement dans l'orientation de l'éducation vers un processus consacré à former les travailleurs de demain et non à former les esprits. On a dit que les professeurs sont devenus en majorité féminins et que les garçons étaient en mal d'identification dans le milieu scolaire. On a dit que les filles, se percevant comme moins aptes et moins intelligentes que les garçons mettent plus d'ardeur au travail que ces derniers qui s'appuient sur leur intelligence et que la stratégie des filles est mieux payante. On a appelé à réinstaurer la ségrégation des sexes à l'école. On a aussi dénoncé le désinvestissement des pouvoirs publics dans l'éducation.

Il faut cependant constater que seulement des tentatives isolées sont nées de cette prise de conscience. Tout se passe comme si le problème relevait de la fatalité. Et alors que nombre de ces explications reposent sur des caractéristiques avérées du milieu de l'éducation aujourd'hui, ces caractéristiques ne suffisent pas, à elles seules, à expliquer le phénomène du plus grand échec et décrochage scolaire chez les garçons, même si elles peuvent y contribuer. Il y a derrière ce phénomène d’autres facteurs. Parmi eux se trouve, à mon avis, le changement profond que la démocratisation de l'école a opéré dans les perceptions réciproques des relations, autrefois faites de hiérarchie et d'autorité, entre l'élève d'un côté et le maître d'école et le parent de l'autre. Or, il semble que cette nouvelle donne affecte différemment les filles et les garçons mais avant d'expliquer cette différence, je vais en exposer les fondements.

Autrefois, les media de l'autorité, quand elle n'était pas physique, étaient liés à Dieu et au Savoir. Le soldat, le prêtre et le maître d'école représentaient le sommet des échelons hiérarchiques des sociétés traditionnelles. Nos sociétés modernes, anti-militaristes et anti-confessionnelles furent aussi saisies par l'égalitarisme social dès les années 60. A première vue, l'effritement des autorités physique, militaire, et divine, confessionnelle, devait conduire logiquement à l'effritement de ces deux aspects de l'autorité à l'école, à savoir, la criminalisation des châtiments physiques et la déconfessionnalisation, mais ne devait en rien conduire à l'effritement de l'autorité par le savoir ou l'autorité du maître. Or cette dernière forme d'autorité a été érodée, à mon avis, par trois événements majeurs caractéristiques de nos sociétés: les cycles successifs de crises économiques, de chômage et de précarité de l'emploi qui y sont associés et qui ont conduit à un glissement de valeurs associées au savoir vers celles associées à la réussite économique et à l'argent, la multiplication des centres du savoir (media électroniques, parents plus diplômés qu'avant et valorisation du savoir par l'expérience) et l'éclatement du savoir par la diversification et la complexification ainsi que la montée en puissance de l'égalitarisme. Cette dernière donnée, étayée par le philosophe français Alain Renaut, en faisant de l'enfant l'égal de l'adulte en droits, a fini par effacer toute distance psychologique et identitaire entre l'adulte et l'enfant.

Le développement affectif biopsychosocial de l'enfant au centre du problème

Malgré ce qui précède, on ne peut pas dire qu'il y a absence totale de rapports d'autorité dans les écoles. Les formes archaïques de l'autorité ont été remplacées par ce que Alain Renaut appelle l'autorité contractuelle qui relève de l'autorité judiciaire et repose sur les règlements, la faute et les sanctions. La question subsidiaire, et non moins importante, est donc la suivante: est-ce que cette nouvelle forme de l'autorité fonctionne dans les écoles et pourquoi les garçons semblent moins adaptés dans l'école d'aujourd'hui ?

Il faut reconnaître que cette nouvelle forme de l'autorité place les rapports de l'élève au maître dans un carcan réglementaire et juridique, à première vue prédéterminé et moins flexible que les rapports psychologiques qui existaient dans les anciennes formes d'autorité. L'autorité devient ici impersonnelle, elle n'engage pas les émotions. Il en va de même du côté de la famille. Les parents aujourd'hui rechignent à démontrer toute forme d'autorité et ont le plus souvent recours à une autorité contractuelle de type négociée dont les termes sont déterminés conjointement par les parents et les enfants et à laquelle l'enfant participe pleinement. Ces deux nouvelles formes d'autorité contractuelle (à l'école et dans la famille) sont rationnelles et impliquent moins les émotions. Elles restreignent aussi la gamme de comportements jugés acceptables par les adultes de la part des enfants. Ce n'est pas qu'on est devenu intolérant aux comportements cités dans le premier paragraphe et illustrés par des films ou des photos cultes, c'est tout simplement qu'une fois qu'on définit de manière contractuelle les rapports, on limite la gamme des comportements acceptables contractuellement et on ne sait comment réagir à des comportements non prévus initialement par le contrat ou qui ne peuvent être résolus de manière contractuelle.

C'est là qu'intervient une explication d'un autre genre de l'attitude et des problèmes des garçons dans les nouveaux systèmes d'apprentissage. En effet, un aspect fondamental est négligé, à mon avis, dans toutes les explications fournies jusqu'à maintenant du problème des garçons dans le système scolaire; le développement affectif et biopsychosocial. Par développement affectif biopsychosocial j'entends tout processus qui implique des facteurs sociaux et biologiques contribuant conjointement à former la personnalité et l'esprit de l'enfant. Dans le domaine de la performance scolaire des garçons, aucune explication actuelle ne veut s'avancer sur le terrain biologique, même si des facteurs biologiques semblent exister.La raison est qu'on oppose dans nos explications processus biologiques et processus culturels, processus biologiques et processus sociaux, alors que les deux types de processus sont interactifs et contribuent, surtout chez l'enfant, à la structuration du comportement et du phénotype psychologique. Or, dans les sociétés animales, les rapports d’ «autorité », qui sont en fait des rapports de domination, contribuent, à travers les interactions entre adultes et enfants et entre enfants par le jeu, à structurer à la fois le groupe social et la place de l'individu dans le groupe. Ils impliquent les émotions.

Dans les sociétés animales dirigées par des mâles comme les sociétés de primates, les rapports d'autorité entre mâles adultes et jeunes et entre jeunes mâles établissent, à travers les émotions impliquées par le jeu et les rapports de domination, des modifications hormonales et chimiques dans le cerveau qui influencent la détermination de la position sociale du mâle dans le groupe. Le groupe ne pouvant accueillir qu'un nombre limité de mâles pour assurer la reproduction, la sécurité et la pérennité du groupe, un certain nombre de mâles doivent quitter le groupe à l'adolescence pour en intégrer un autre. Les travaux de Steven Suomi montrent que cette transition difficile se prépare dès l'enfance par le jeu et par les interactions entre jeunes et adultes. Les rapports d'autorité et de domination qui sont mis à l'oeuvre lors de l'éducation et le jeu influencent de manière permanente, lors du développement postnatal, les indicateurs biologiques contribuant à fixer la position sociale du mâle dans un groupe, comme par exemple, les taux de sérotonine (neuromédiateur impliqué dans les comportements d'agression et dans l'humeur). Les femelles, quant à elles, ayant un rôle déterminé à l'avance auprès des jeunes, ne participent pas aux rapports formateurs de domination pour achever un statut social car elles ne doivent pas quitter le groupe à l'âge adulte.

L'univers de l'éducation d'aujourd'hui s'est éloigné des relations de domination et d'autorité physique pratiquées par les sociétés animales et par les sociétés humaines dans l'âge classique. Il s'est aussi éloigné de leurs substituts, l'autorité divine et l'autorité du savoir. Il faut comprendre l'autorité ici dans son sens neutre, un processus par lequel l'adulte d'un groupe, exerçant sa responsabilité vis-à-vis de l'enfant, accompagne, par ses rapports inégaux avec l'enfant, le développement normal de celui-ci. Dans ce sens, il n'y a aucune connotation négative ou abusive à l'autorité.

L'absence de rapports physiques d'autorité, ou de substitut d'autorité, à l'école et dans la famille, dans une société dont la survie économique reste dominée et dirigée par des mâles, est de nature à perturber le processus de développement de la personnalité chez le garçon quand elle conduit à une carence dans les liens affectifs nécessaires au développement psychosocial de l'enfant. Ce n'est donc pas tant l'absence d'autorité en elle-même qui crée cette situation mais plutôt notre incapacité en tant que société à vivre les transformations sociales provoquées par la démocratisation de l'école et à imaginer des substituts adéquats de liens entre adultes et enfants pour pallier à ce vide. La contractualisation de l'autorité, même si elle représente un substitut satisfaisant sur le plan social, ne semble pas initier les liens affectifs nécessaires pour créer le contexte psychologique formateur adéquat au développement de la personnalité de l'enfant. Peut-être tout simplement parce que les garçons en particulier ne semblent pas comprendre le contrat par lequel ils se trouvent liés à leurs éducateurs ou que ce lien reste non motivant sur le plan affectif. Si les filles ne semblent pas souffrir de cela c'est parce que malgré le gain en droit que les filles et les femmes ont enregistré ces dernières années, notre société reste tout de même une société dominée par des mâles et que les filles savent qu'elles ne portent pas encore en elles le fardeau de l'organisation du groupe et de la société dans laquelle elles vivent et que cette tâche reste quand même dévolue aux mâles alors que les garçons savent bien que cette tâche leur revient et n'arrivent pas à trouver dans leur entourage familial et scolaire les rapports adéquats et les références qui les préparent à cette tâche.

Dans ce contexte d'absence, il n'est pas anormal que les garçons, sachant ce qui les attend dans le milieu du travail (il leur suffit de regarder leurs parents porter le poids du travail et ses insécurités à la maison car l'enfant n'a jamais été auparavant autant mêlé à la problématique du travail que de nos jours) où les rapports classiques d'autorité sont restés intacts et ont parfois évolué dans le sens contraire, soient désemparés. Ils ne font par cela que nous montrer les contradictions de nos sociétés, contradictions propres à des transitions sociales désorganisées que les enfants sont amenés à en payer le prix et qui sont relayées majoritairement par ce qui reste à l'enfant, dans ce cas-ci, son organisation biologique dans l'intuition qu'il a du rôle positif de ses émotions.

A suivre...

Lectures et sites web qui ont inspiré cet essai:

La fin de l'autorité par Alain Renaut, 2004, Flammarion, Paris.

The minds of boys: saving our sons from falling behind in school and life by Michael Gurian and Kathy stevens, 2005, Jossey-Bass, CA.

Site du gouvernement britannique sur les difficultés scolaires des garçons.

Un autre site du gouvernement britannique

Site du gouvernement australien sur les difficultés scolaires des garçons.

Une fenêtre sur les travaux de Steven Suomi

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